12/08/2006

L'ombre sur la jetée

Depuis quelque temps, j’ai pris l’habitude d’observer Catherine à son insu pendant qu’elle dort.
Cela a commencé de la même façon que bien des habitudes : presque fortuitement. Un peu trop de vin au dîner, trop de rires et de paroles à double sens ; ou bien trop de violence ensuite dans l’amour — ou pas assez.
Quand je me suis réveillé, il faisait nuit. Une vague lueur filtrait au travers des fentes des volets et venait mourir sur les lèvres de Catherine : la lumière de la lune rousse, ou peut-être tout simplement celle de la véranda que nous avions oublié d’éteindre — cela n’aurait pas été la première fois.
Sauf que cela faisait des semaines que nous n’oubliions plus d’éteindre la lumière de la véranda : en fait, nous négligions délibérément de le faire — et il m’arrivait de penser que cela faisait une énorme différence.
Il y avait eu un premier oubli, véritable et presque ingénu celui-là, dans notre hâte à nous poursuivre en titubant de marche en marche jusqu’à la chambre du premier... Au matin, nous nous étions enfin endormis en regardant l’aube se lever sur une mer injectée de sang.
Cela avait été une aube de cendres jetées sur l’horizon où elles formaient d’épais caillots noirs ; à la limite entre le ciel et la mer d’un vert sanglant, un long trait de lumière livide, aveuglant — et, au premier plan, il y avait le globe orange vif de la véranda qui fouettait la crête des vagues pour en faire jaillir


des gouttes de sang.
Cela avait été une aube magnifique, irréelle comme un plateau de cinéma aux éclairages mal réglés.
Trop épuisés, nous avions eu du mal à trouver le sommeil. Je m’étais mis à rire, de fatigue, d’énervement — j’étais comme ivre et tout mon corps me faisait mal.
Pour me défaire de Catherine qui me martelait le torse de coups de poing, je lui avais expliqué que le globe orange de la véranda, de plus en plus pâle à mesure qu’un soleil gris et noir s’arrachait à l’étreinte de sa moitié noyée, me faisait penser au lampion rouge des bordels du siècle dernier.
« ... sauf que dans le cas présent ce serait plutôt pour les passants une invite à passer leur chemin, et non à monter nous rejoindre...
— Le lampion rouge des bordels, hein ? Et si quelqu’un se trompait ? Si quelqu’un montait quand même ?
— Tu veux qu’on laisse allumé la prochaine fois, ma chérie ? Peut-être qu’une de ces jeunes femmes qui passent leurs journées à regarder la mer sans la voir viendra nous demander asile, qu’en dis-tu ?
— Espèce de salaud ! Et si c’était un homme, qu’est-ce que tu ferais ?
— On n’a qu’à dire que c’est la même chose. Il faut que le jeu soit équitable, pas vrai ?
— Ma foi, vu sous cet angle...
— Chiche ?
— Tu n’es pas sérieux ?
— Et toi ?
— ...
— Mais attention, pas de triche entre nous, d’accord ? On se contente juste de laisser allumé. Pas le droit de ramener à la maison quelqu’un qu’on aurait rencontré en-dehors. Juste la lumière allumée.
— Et la porte ouverte.
— Hein ?
— Et la porte ouverte. Sinon ça ne marchera jamais.
— Et la porte ouverte, bien sûr. »
Ce n’était qu’un jeu, bien sûr : une porte ouverte sur un monde bien plus vaste que l’enclos moite de la chambre du premier, mais qui ne faisait que la répéter ; un simple écran de cinéma sur lequel nous projetions l’image de notre nudité double et pourtant indivisible — de ce dédoublement, ne pouvait-on espérer un redoublement de la passion érotique qui nous unissait ?
Mais, une nuit que nous avions laissé la porte ouverte, je me suis éveillé dans la pénombre orangée du globe de la véranda. Je revenais de New York, où j’avais en vain tenté d’obtenir une entrevue avec Woody Allen à l’occasion de la sortie aux États-Unis de la Rose pourpre du Caire ; l’idée que je commençais à me ressentir du décalage horaire avait la même couleur sanguine que la nuit.
Trop épuisé, je n’eus pas le courage de descendre fermer la porte. A côté de moi, Catherine dormait, une langue de lumière rousse sur ses lèvres immobiles ; je l’ai longuement observée alors qu’elle dérivait au loin vers d’autres continents oniriques — de l’autre côté de l’écran.
Lorsque j’ai su que le sommeil ne reviendrait plus, je suis allé à la fenêtre chercher un peu de fraîcheur ; l’odeur de ma propre sueur, mêlée à celle de Catherine, m’oppressait — c’est alors que j’ai vu l’ombre sur la jetée.
A la limite entre le cercle de lumière de la véranda et les ténèbres, une forme indécise se tenait : un homme immobile dont la silhouette en drapeau seule visible découpait sur la mer indistincte un prolongement de la jetée ; il paraissait très petit, presque de la taille d’un enfant, mais l’éloignement et l’absence de tout repère vertical dans l’alignement de la jetée écrasée par la ligne d’horizon favorisaient toutes sortes d’illusions d’optique, même en plein jour — en plein midi, les jours de grand soleil, les baigneuses allongées sur le sable semblaient parfois flotter en plein ciel dans les brumes de chaleur comme dans un film
aux trucages naïfs.
Plantée sur la jetée, l’ombre regardait fixement en direction de la fenêtre d’où je la regardais — une brise glacée la courbait parfois sans faire baisser son regard.
Catherine dormait toujours, impassible, sereine — inchangée. Peut-être, dans son rêve, voyait-elle elle aussi l’ombre sur la jetée, mais le savaitelle elle-même ? Peut-être, dans son rêve, étais-je moi-même réduit à cela : une ombre ? Tous trois, Catherine, l’ombre et moi, nous baignions dans la même ambiguë clarté, nous disparaissions dans le même halo orange — comment savoir qui, de l’ombre sur la jetée et de moi-même, était pour elle, en cet instant,
moi-même ou cette ombre ? Comment savoir si cet homme, Catherine ne l’avait pas appelé ; si dans son rêve elle ne tentait pas de le convaincre d’approcher de la porte, de se glisser
à l’intérieur, de gravir quatre à quatre les marches inégales de l’escalier pour la rejoindre comme je l’avais fait moi-même quelques heures plus tôt ? Ou bien Catherine endormie l’avait-elle déjà rejoint sur la jetée, mêlant son ombre à la sienne ? — je l’ai observée longtemps, jusqu’à ce qu’enfin elle s’éveille dans la lumière blanche du matin et me sourie.
« Bonjour, vous.
— Bonjour...
— ... ça fait longtemps que tu es réveillé ?
— Non, pas très.
— Qu’est-ce que tu fais à la fenêtre ? Il fait beau ?
— Je te regardais...
— Et alors ?
— Alors, rien.
— Comment ça, rien ? Je croyais qu’au moins tu allais me dire que je suis belle, que ç’a été un doux supplice de ne pas m’éveiller par un déluge de baisers, cette sorte de choses ! Tu n’es pas si avare de belles paroles, d’habitude...
— Tu es belle, Catherine. Et tu ne peux pas savoir combien j’ai eu envie de te
réveiller...
— Alors ne reste pas à la fenêtre. Viens près de moi... »
Après, j’ai regardé Catherine se baigner dans la solitude infinie de la mer pendant que je préparais le café ; tout autour d’elle, des lames de soleil déchiraient l’horizon. Puis elle m’a rejoint sous la véranda et nous avons regardé les jeunes femmes qui installaient un drap de bain sur la plage avant de s’y allonger pour de longues heures de soleil et de vacuité — elles ne s’en iraient qu’à la nuit, ivres de néant et accablées de soleil, à l’heure à laquelle nous
avions pris l’habitude d’allumer le globe orange de la véranda pour profiter de la tiédeur du crépuscule.
Je le sais aujourd’hui, cette nuit-là, une autre habitude était née à mon insu : chaque nuit, je me réveille dans le faux jour orange, à l’heure des rêves ; et j’attends le matin en regardant Catherine abîmée dans le sommeil — au-dehors, l’ombre sur la jetée veille avec moi sur son sommeil, tout aussi irréelle, ou réelle, que je le suis pour elle en cet instant.
Et c’est pour moi un tourment infini de la savoir si loin de moi ; un tourment qui fait fuir le sommeil et qui devient plus aigu, nuit après nuit — aujourd’hui, je pourrais hurler ma solitude sans éveiller Catherine : il faudrait des années pour que mon cri franchisse la distance qui nous sépare.
Alors je me lève, descends l’escalier et vais rejoindre l’ombre sur la jetée ; mais quand j’arrive à la limite des ténèbres, il n’y a déjà plus personne que moi. Je donne un coup de pied machinal dans un gros ballon de plage abandonné par quelque enfant dont la mère aveuglée de soleil et de sel est partie en faisant mine de ne pas l’attendre. Puis je me retourne vers la maison, parce que j’ai soudain l’impression que quelqu’un m’observe depuis la fenêtre du premier
— tout ce que je vois, c’est un rectangle aveugle rendu plus impénétrable encore par le contraste avec l’éclat trop vif du globe orange de la véranda.
Je reste là longtemps, dans le sourd murmure du ressac. Enfin, je vois la porte entrebâillée s’ouvrir sur Catherine ; nimbée d’un halo orange, elle s’engage sur la jetée — je la regarde s’avancer vers moi.
« C’est toi ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je n’arrivais pas à dormir... Comment est-ce que tu as su que j’étais là ?
— Tu m’as fait peur, j’étais si seule... J’ai froid. »
Elle s’approche de moi et dans l’ombre qui nous noie se glisse entre mes bras ; mes bras se referment...
... et je m’éveille.
« Là, mon petit, calme-toi ! Ce n’était qu’un rêve ! Ce n’était qu’un rêve ! »
J’éclate en sanglots et ma mère me prend dans ses bras ; elle éteint la veilleuse orange à la tête de mon lit et me berce : cette nuit encore, elle finira par chasser le souvenir du rêve et je finirai par me rendormir — quand je me serai endormi, elle essuiera mes larmes salées comme la mer et, dans l’ombre, veillera sur mon sommeil désolé.


Plus d'informations sur l'auteur : Eric Ulnar
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