10/10/2007

Pan dans la lunette

Le concept de « Pan dans ta face » avait fait fureur la première année. Le principe était simple. Les gens dénonçaient ceux qui ne leur plaisent pas. La production sélectionnait quelques dossiers qui étaient alors présentés aux téléspectateurs lors d’une grand messe cathodique. Les téléspectateurs pouvaient ainsi voter, à grands renforts de SMS surfacturés, pour désigner la victime du mois. Dès lors, l’entarteur avait une semaine pour marquer sa victime.


Parmi les victimes, il y eût cette vieille du quartier. Plus personne ne supportait de la voir doubler tout le monde dans les magasins aux heures de pointe. Pourtant si les vieux sont pressés dans les files d’attente, c’est parce qu’ils savent qu’ils vont bientôt mourir. Il y eût ce propriétaire de chien qui se faisait un malin plaisir de laisser son clebs chier partout, surtout devant les portes d’entrée de ses voisins ou dans les bacs à sable. Il adorait également le laisser libre afin que le chien effraie tous les passants, surtout les enfants. Une polémique avait fait rage pour savoir qui du chien ou du maître devait être entarté. Finalement, il fût décidé que ce serait le maître. Il y eût cette petite racaille de quartier qui s’était mis à dos toute la cité où il vivait sans que personne n’osât régler le problème directement. Il y eût également ce patron d’une petite PME de filature qui tyrannisait ses ouvrières. Furieux, il menaça de délocaliser, mais rien n’y fit. Il fût entarté. Aucun journaliste n’avait été sélectionné. Pourtant… Aucun politique non plus. Il paraît que le suffrage était là pour ça. Aucune vedette du show biz non plus, leur syndicat ayant plaidé la cause au motif qu’elles avaient assez de problèmes avec les paparazzi.

Au début de la seconde année, la production devint fébrile. Les courbes frémissaient à la baisse. Il y eût même des annonceurs qui osèrent négocier des baisses de tarifs des espaces publicitaires. C’en était trop pour la direction qui somma la production de redynamiser le concept.

Il fallait impérativement trouver du percutant, quelque chose qui reste dans la continuité tout en marquant les esprits, et les courbes d’audiences en berne. Après plusieurs litres de café et pas mal d’autres sudations neuronales, les grands esprits en arrivèrent à pondre « Pan dans la lunette ! ». Le principe était simple. Les gens dénonçaient ceux qui ne leur plaisent pas. La production sélectionnait quelques dossiers qui étaient alors présentés aux téléspectateurs lors d’une grand messe cathodique. Les téléspectateurs pouvaient ainsi voter, à grands renforts de SMS surfacturés, pour désigner la victime du mois. Dès lors, le « shooter » avait une semaine pour marquer sa victime. Par « marquer », il faut entendre que la victime recevait une balle de peinture entre les deux yeux. L’orgasme cathodique était atteint grâce au tireur qui embarquait sur la lunette de son fusil une micro-caméra. On pouvait ainsi suivre au jour le jour la traque, jusqu’à la touche finale où l’on se délectait en famille du regard de la victime lors de l’impact.

C’est Alain, un ancien « fusiller-commando » breveté tireur d’élite, qui a été embauché par la production pour assurer le rôle de tireur. Habitué à l’ombre pendant sa carrière militaire, Alain était impressionné au départ de se retrouver sur le devant de la scène. Mais fier. On parlait de lui désormais. Il avait eu droit à quelques couvertures de magazine « people ». Et même quelques éditoriaux de bien pensants qui établissaient son profil psychologique, qui était forcément anormal selon eux, pour se prêter à ce type d’emploi. Mais Alain n’avait cure de ces intellectuels qui ne savaient qu’analyser le monde depuis l’intérieur de Paris. Qu’ils aillent se faire foutre. Ils ne savaient pas ce que c’était que de passer des années à être encadrés, sans avoir de questions à se poser. A vivre sur des terrains ennemis, terrés comme un rat, à manger des racines. A ne pas pouvoir parler de son métier. A devoir mentir à son entourage et à ses proches, et passer ainsi pour un benêt de militaire moyen sans envergure. Ils ne savaient pas, ces fonctionnaires des mots, ce que c’était que de se retrouver tout seul du jour au lendemain, car on avait décidé qu’après 15 ans de bons et loyaux services, vous ne pouviez plus être militaire. Et allez trouver un poste avec une spécialité de tireur d’élite. Les DRH préféraient les charrettes. Désormais, il avait sa revanche sociale.

Tout le monde, des producteurs, aux téléspectateurs, et même les victimes, ne pouvaient que louer l’excellence de son travail. La phase de traque et de repérage était assurée avec brio, et Alain avait rapidement compris comment saupoudrer quelques soupçons de suspens pour tenir le téléspectateur en haleine. Il savait maintenant comment donner l’impression qu’il s’engageait sur de fausses pistes, qu’il manquait de se faire repérer, que la victime allait lui échapper… C’était très amusant ce jeu du chat et de la souris, d’autant qu’il adorait faire le chat.

Cette deuxième année fut un réel succès. Les courbes d’audiences ne faisaient que progresser d’émissions en émissions. Après l’été, qui permis d’organiser deux prime time des meilleurs moments de l’année, la troisième saison s’annonçait radieuse. Mais le spectateur, comme l’être humain, s’habitue toujours plus vite qu’on ne le croit à la connerie ou à l’horreur. Il lui en faut toujours plus. Surtout lorsque cela lui permet d’assouvir ses fantasmes de voyeurs. Contrairement à ce que l’on a coutume de dire, lorsque l’on touche le fond, il est rare qu’il suffise d’un coup de pied pour remonter. En fait, il y a toujours moyen de gratter pour s’enfoncer un peu plus. Les spectateurs commençaient à reprocher à l’émission son manque de nouveautés, son absence de surprises. Le format et le rythme étaient trop identiques pour surprendre suffisamment les amateurs.

Aux dernières informations, un projet serait en cours pour abattre les victimes désignées. Les premiers pilotes ont donné d’excellents résultats.

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